Libres penseurs athées

Serge Deruette

« No Heaven, no possessions »
ou le curé Jean Meslier (1664-1729)
théoricien de l’athéisme au service du peuple
Texte intégral

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Imagine there's no Heaven
It's easy if you try

chante John Lennon, et personne ici, je pense, ne le contredira : il est bien compliqué pour nous d’imaginer le contraire.
Mais quand il ajoute :

Imagine no possessions
I wonder if you can

il a aussi raison : pour nombre d’entre nous, athées, c’est plus difficile à envisager.

Jean Meslier, il y a trois siècles déjà, partageait ces deux points de vue de John Lennon, l’athéisme et l’égalitarisme. Plus d’ailleurs que l’imaginer, il voulait fonder l’un et l’autre, l’un par l’autre, l’un pour l’autre. C’est pour moi un énorme plaisir de présenter devant ce Congrès des athées, le fondateur si peu connu encore aujourd’hui de l’athéisme.

Le premier penseur à en fournir une théorie complète, cohérente.

Le premier, et le seul aussi en son temps, les Temps modernes – cela mérite d’être noté –, à concevoir l’athéisme, non comme un amusement pour les puissants et les nantis de ce monde, mais pour la libération des masses asservies qui ploient sous le joug de ces puissants et nantis.

Jean Meslier est à la fois un homme ordinaire et extraordinaire. Un curé de campagne ordinaire sous l’Ancien Régime en France, et un penseur extraordinaire dans l’histoire des idées philosophiques et politiques. Tout à la fois un obscur curé de village et un théoricien éclatant de l’athéisme révolutionnaire. Un homme de son pays et de son temps, mais qui transgresse les frontières de sa terre féodale et de toutes les nations, qui dépasse les limites de l’Ancien Régime et, à bien des égards, celles d’aujourd’hui.

Nourri tant de sa formation ecclésiastique que du savoir paysan, il les transcende tous deux, récusant l’une, se fondant sur l’autre, pour élaborer, énoncer et proposer une conception du monde et de la vie radicalement créatrice, innovante et – cela se doit de toute conception de ce genre – résolument subversive : l’athéisme et l’égalitarisme communiste, le matérialisme philosophique et la révolution sociale.

Jean Meslier est né en 1664, sous le règne de Louis XIV. Après avoir été formé au séminaire de Reims, il obtient en 1689 et gardera toute sa vie la cure d’Étrépigny, un petit village des Ardennes françaises, alors de moins de cent cinquante habitants sans doute, moins de deux cents en tout cas, situé à une dizaine de kilomètres au sud de Charleville-Mézières et à une quinzaine à l’ouest de Sedan.

À sa mort au début de l’été 1729, il laisse, rédigé trois fois au moins par ses soins exclusifs, ce Mémoire longtemps connu sous le nom de « Testament » et que certains persistent encore aujourd’hui à nommer tel. La rédaction finale des exemplaires du Mémoire a dû se faire après 1723.

Meslier se lance seul dans cette entreprise gigantesque : dénoncer, sous sa seule plume, les causes et les raisons de la tyrannie des puissants et de l’imposture religieuse. Il s’assigne là une mission qu’il mènera à bien, et en se sentant le devoir de la mener à bien. Il le dit dans la lettre qu’il laisse aux « curés de son voisinage » : « J’étais bien aise de vous dire tout ceci avant de mourir, et je ne devais moins faire que de le dire, puisque la chose est ainsi, et que je ne vois personne qui le dise. »

Ainsi meurt-il en paix avec sa conscience, démontrant ce qu’il n’avait pu dire de son vivant, et qu’il lui avait fallu réfréner, et dans la frustration extrême encore de devoir prêcher le contraire.

Car pour le reste, Meslier s’est acquitté de ses fonctions de curé avec pondération, sans zèle et, comme il le dit lui-même en s’excusant auprès de ses paroissiens, « avec beaucoup de répugnance, et assez de négligence ».

Dans sa volumineuse Histoire de l’athéisme, Georges Minois note que, si nous ne connaissons presque rien de la personnalité de Meslier, on peut, au travers de son œuvre, « deviner » qu’elle a été « animée par une volonté exceptionnelle ».

Mais rien chez ce curé qui, exerçant ses fonctions jusqu’à ses derniers jours, s’affirme fièrement apostat dans son Mémoire, rien ne laisse, sur la forme, dans son comportement quotidien, supposer cette éruption de révolte et de subversion qui sourd.

Rien ? Pas vraiment : par deux fois au moins dans sa vie, en deux occasions qui se trouvent recensées dans les rapports de l’archevêché, Meslier laisse poindre concrètement, pratiquement, les conceptions qu’il prône tant en matière sociale qu’individuelle.

Dans le premier cas, il lui arrivera une année de prendre la défense des paysans de sa paroisse en s’opposant ouvertement au seigneur local auquel il refusait par ailleurs les privilèges d’usage dans son église. Dans le second, il vivra en deux occasions, à vingt ans d’intervalle, outrepassant les défenses qui lui sont faites, avec une jeune servante qu’il dira invariablement être l’une comme l’autre une « cousine ».

A priori, rien ne prédisposait Jean Meslier à trouver une place dans l’histoire universelle des idées politiques et philosophiques. Mais le Mémoire qu’il lègue à sa mort en fait un penseur de tout premier plan. Je le montre dans le livre où je le présente et le donne à lire, c’est lui qui, des profondeurs paysannes de l’Ancien Régime s’attelle le premier à démontrer, en profondeur et en détails, que Dieu n’est pas et qu’il ne peut pas être. Tout en construisant une pensée cohérente et complète du monde physique et du monde social, du fondement de la nature matérielle et de la destinée de l’humanité.

Il est donc tout particulièrement étonnant que l’on ait pu jusqu’à aujourd’hui encore, autant ignorer cet auteur. Étonnant et d’autant plus curieux qu’il constitue à lui seul un moment dans l’histoire de la pensée philosophique et des idées politiques, celui d’une rupture, d’une ouverture.

Car si, dans l’Antiquité grecque et romaine, Démocrite, Épicure et Lucrèce avaient montré que l’on pouvait se passer des dieux, ils ne s’étaient pas aventurés à démontrer que ces dieux n’existaient pas. Spinoza au XVIIe siècle non plus : Dieu était chez lui assimilé à la nature, il était la nature elle-même, mais il subsistait dans ce qui, somme toute, le caractérisait intrinsèquement : sa divinité.

Les athées libertins, avant Meslier, en son temps et après lui, ne se préoccupaient certainement pas de désabuser les masses, trop heureux que la religion existe pour le « bas peuple », pour s’en distinguer et par peur de ses séditions : la rationalité anticléricale pour les nantis, l’irrationalité cléricale pour le peuple.

Les penseurs des Lumières au XVIIIe siècle, après Meslier, n’étaient pas tous, loin s’en faut, athées. Certains l’étaient, Diderot, Holbach notamment, mais sous la terrible censure de l’Ancien Régime, démontrer l’inexistence de Dieu les préoccupaient moins que de combattre l’obscurantisme religieux : éclairer la nuit, non lui substituer l’éclatante clarté du jour.

Nietzsche, à la fin du XIXe siècle, ne fera rien d’autres que les arrogants libertins du XVIIIe, imbus l’un comme les autres du mépris élitiste, aristocratique chacun en leur genre, pour le peuple de l’ombre, masse anonyme et ployant sous le joug du labeur et de la misère, de l’oppression et de l’exploitation : nier Dieu, mais pour eux-mêmes et pour leurs pairs, pas pour l’humanité.

Et Bakounine, et Marx même sur le plan de l’athéisme, qui pour la première fois l’inscrivent dans un projet d’émancipation populaire, n’auront rien inventé. Rien inventé en ce domaine, parce qu’un homme qu’ils ne connaissaient pas, enfoui sous les brumes trop épaisses de la pensée dominante pour qu’ils aient eu la possibilité d’en connaître les idées et le lire, un homme avant eux s’était déjà préoccupé non seulement de nier Dieu, mais de libérer l’humanité des chaînes que justifiait et bénissait la religion.

Meslier est en effet le seul athée d’avant la Révolution française à s’adresser directement aux masses asservies, le seul dans l’Europe des Lumières à prôner la transformation de l’ordre féodal par l’action populaire.

Car, avant tout, le but de Meslier était d’aider les paysans et les pauvres, ses paroissiens qu’il aimait. Dans la mesure de ses moyens, dans son univers villageois – chose rare que l’on sait sur sa vie –, il a combattu en 1716 l’arrogante injustice du seigneur local qui les méprisaient. On sait aussi que l’archevêque, confirmant l’indéfectible collusion de l’Église avec l’aristocratie a annihilé ses efforts et ses espoirs, rendant vaine toute tentative de contestation. Le hobereau local triomphait, l’ordre féodal avec lui : la bataille était perdue pour le curé Meslier.

Désormais, il s’agira, non de tenter d’en remporter d’impossibles autres, locales, limitées, personnelles. Mais de gagner la guerre. La guerre contre l’oppression féodale elle-même. Abattre l’oppression, et donc abattre la féodalité. Et comme la féodalité est bénie par l’Église : abattre l’Église. Et puisque l’Église se fonde sur la religion : abattre la religion. Et parce que la religion a pour « fonds de commerce » Dieu : abattre Dieu !

Telle est la motivation qui anime Jean Meslier, tel est son but. Alors que sur le siècle des Lumières, l’aube ne s’était pas encore levée, du fond de sa cure, des profondeurs paysannes de l’Ancien Régime, le curé Jean Meslier va désormais écrire. Pour éclairer le monde. Pas celui des puissants, des nantis : celui du peuple travailleur, des masses laborieuses, des laissés pour compte de l’histoire, celui des « damnés de la terre ».

Pour en finir avec la féodalité, en conformité avec son programme, il se pose comme tâche de démontrer d’abord que Dieu n’est pas, que le monde et la vie existent sans lui, s’expliquent sans lui : « les hommes, note-t-il, ne seront pas sans doute toujours si sots et si aveugles qu’ils sont au sujet de la religion, ils ouvriront peut-être quelque jour les yeux et reconnaîtront peut-être tard que ce fut leurs erreurs». Il le fait seul, « tout faible et tout petit génie que je puisse avoir », écrit-il « à ses paroissiens » et « à tous leurs semblables ».

Ses démonstrations, argumentées, implacables, incontestables dans leur rationalité, il les consigne dans un Mémoire, celui de ses « pensées et sentiments ». Il le rédige dans les dernières années de sa vie, à l’ombre de sa cure, le copie et le recopie trois fois au moins. Mais il ne le dévoile pas de son vivant. Il le lèguera à la destinée posthume. Meslier n’avait pas l’âme d’un martyr et aimait la vie. Aurait-il révélé son Mémoire que l’attendaient, au mieux les routes de l’exil et le vagabondage, si ce n’est le bûcher et les supplices féodaux que la répression infligeait, avec la délicatesse que l’on sait. Au début du XVIIIe, on brûlait ceux qui se proclamaient ouvertement mécréants. Près de quarante ans après que Meslier se soit éteint, en 1766, le chevalier de La Barre est supplicié et brûlé pour bien moins que cela.

Le Mémoire dans lequel Meslier rassemble ses démonstrations est une bombe. C’est loin d’être un texte court et léger aussi : quinze cents pages lorsqu’on l’a imprimé en 1970-1972. Contrairement à ce que l’on a dit parfois, c’est une œuvre très structurée. Elle se compose de huit « preuves » quantitativement inégales que l’on peut regrouper en trois parties clairement distinctes.

La première de celles-ci comprend cinq « preuves » principalement centrées sur la critique radicale et fouillée du christianisme, tandis que la dernière est formée des deux volumineuses septième et huitième preuves consacrées à la construction du matérialisme athée mesliériste. Enchâssée entre ces deux parties, la sixième preuve en forme une à elle seule, celle de la critique sociale communiste, plus réduite quantitativement, mais évoquée dès l’« avant-propos » et rappelée avec force dans la « conclusion » de l’ouvrage.

Esquissé à grands traits, le contenu du Mémoire se présente comme suit.

Dès son Avant-propos, Meslier expose le but de son texte et met en évidence le lien unissant intimement pouvoir et religion.

Dans la première preuve, en invoquant la multiplicité des religions qui se contredisent entre elles, Meslier établit qu’elles sont des inventions humaines. Il montre ensuite (deuxième preuve) l’inanité d’une foi fondée sur l’existence des miracles, entre autres, sur l’imposture de l’incarnation chrétienne et il met en évidence les contradictions des Évangiles ; il dénonce (troisième preuve) les visions et révélations divines comme des fables trompeuses, les sacrifices bibliques d’animaux comme des pratiques barbares et combien est aberrant celui du Christ ; il expose en quoi (quatrième preuve) les prétendues prophéties de l’Ancien et du Nouveau Testament ne s’étant aucunement réalisées, plaident non pour, mais contre l’existence de Dieu.

Dans la cinquième preuve, Meslier insiste sur les erreurs du christianisme. Erreurs de « doctrine » : la reconnaissance de trois dieux en un seul qui en fait, non le monothéisme revendiqué, mais un trithéisme ; l’idolâtrie – celle surtout des hosties, ces « dieux de pâte et de farine » – et la contradiction qu’il y a à concevoir un Dieu tout-puissant et pourtant insatisfait et colérique. Erreurs de « morale » ensuite, celle qui, exaltant la souffrance et en condamnant le plaisir, voit le bien dans le mal et le mal dans le bien ; et celle qui soutient et bénit les puissants tout en prônant aux pauvres la résignation.

La sixième preuve, celle de sa critique sociale, est aussi l’annonce de son programme révolutionnaire. Revenant sur sa dénonciation du soutien que l’Église chrétienne offre aux possédants, Meslier se livre à une critique implacable de la noblesse, de la monarchie, du clergé, de l’ordre social de l’Ancien Régime et de l’inégalité sociale causée par l’appropriation privée, mais aussi d’autres injustices comme celle de l’indissolubilité des mariages.

Avec sa septième preuve, Meslier élabore son imposante théorie matérialiste de la vie et du monde. Tout particulièrement, au travers d’une critique serrée des arguments des cartésiens chrétiens que sont Fénelon et Malebranche, il démontre que le temps et l’espace ne peuvent avoir été créés ni avoir de fin, que la matière aussi est incréée et a d’elle-même son propre mouvement. Il met également en évidence l’existence d’imperfections et du mal qui ne peuvent être attribués à un Dieu qui serait tout-puissant et infiniment bon.

Cette construction de son matérialisme, Meslier la poursuit dans la huitième preuve consacrée à l’élaboration d’une théorie anticartésienne de la pensée et de l’« âme matérielle » conçue comme « modifications » de la matière, notamment en s’opposant à l’identification cartésienne de la matière à l’étendue et à sa théorie des « animaux-machines ».

Résumant dans sa Conclusion la portée et la signification de son Mémoire, il appelle au soulèvement et expose son projet et son programme révolutionnaires pour cette « si noble, si généreuse, si importante et si glorieuse entreprise ».

Une grande partie des idées qu’il expose, démontre et argumente, même empreintes de générosité – parce qu’empreintes de générosité peut-être –, peut encore aujourd’hui faire frémir. Du moins ses idées s’inscrivent-elles diamétralement en faux avec ce que la pensée constituée comme convenable peut accepter.

Elles visent à renvoyer au musée toute conception de la divinité, des plus archaïques aux plus modernes, et à faire de l’histoire des hommes marquée par l’injustice sociale la préhistoire de l’humanité libérée enfin de la « tyrannie des puissants », émancipée de croyances qui sont l’« auréole de cette vallée de larmes » dont parle Marx. Marx qui, s’il avait connu Meslier, aurait hésité à écrire que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde » alors qu’il s’agit « de le transformer ». Parce que Meslier, effectivement, est ce premier penseur qui, plus d’un siècle avant Marx, a assigné à la philosophie le rôle de transformer le monde.

Serait-il possible que sa radicalité novatrice, à l’aube du XVIIIe siècle, celui des Lumières, soit la cause du silence qui l’entoure jusqu’à ces dernières années ? Ce ne serait certainement pas la première fois qu’un penseur subirait un tel sort. L’histoire est toujours celle des vainqueurs et il appartient à ceux qui dominent le monde de l’expliquer à leur goût, de justifier leur domination pour qu’elle paraisse chose naturelle et normale, indépassable et insurmontable. Dans l’histoire en général, dans celle des idées en particulier, la pensée dominante n’est rien d’autre que la pensée de la domination des puissants de ce monde. En conséquence, elle est la pensée qui justifie leur domination, hors laquelle il n’est point de salut. Ici aussi, vae victis, malheur aux vaincus !

Les prédécesseurs antiques de Meslier en ont fait les frais. De Leucippe à Lucrèce, en passant par Démocrite et Épicure, c’est une grande et durable tradition matérialiste en philosophie, longue de cinq siècles, du Ve au Ier siècles avant l’ère vulgaire qui est partie en fumée sur les bûchers allumés pendant un millénaire comme autant d’autodafés, lorsque triomphait la pensée religieuse chrétienne, lorsqu’elle s’acharnait pour cela à l’annihiler, non sous la forme idéelle d’une critique argumentée – elle était impuissante à cette tâche – mais sous la forme matérielle, bassement, criminellement, barbarement, du feu des bûchers.

Heureusement, quelques « bons » auteurs acceptables comme Diogène Laërce, sinon leurs adversaires pour les réfuter, avaient recopié des bribes de ces matérialistes qui parviendront jusqu’à nous, des morceaux éclatés d’idées, quelques pièces d’une gigantesque fresque en somme, et le souvenir évanescent que le matérialisme a été l’un des tout grands courants philosophiques du monde antique grec et romain avant que la pensée scolastique chrétienne ne s’impose comme seul horizon indépassable et borné à la pensée humaine dans la nuit millénaire de la féodalité occidentale.

Il aurait pu en être de même de Jean Meslier. Le Mémoire qu’il laisse en 1729 à titre posthume, recopié par lui-même en trois exemplaires au moins – peut-être en existe-t-il un quatrième ? –, diffusé dans les circuits clandestins qu’empruntaient les manuscrits subversifs au XVIIIe siècle, nous est heureusement parvenu. Roland Desné, à qui l’on doit la publication de son œuvre en 1970-’72 a établi que les trois exemplaires conservés à la Bibliothèque nationale de France étaient de la main même de Meslier. Et il y a une dizaine d’autres copies. Ce Mémoire a donc circulé au XVIIIe siècle avant de tomber dans l’oubli.

Les penseurs des Lumières connaissaient tous Meslier, son œuvre et ses idées, Voltaire le premier. Ils y ont puisé, mais sans en transcrire la radicalité. Sans le citer non plus lors de ces emprunts. Quel prestige d’ailleurs auraient tiré ces penseurs des hautes sphères de l’intelligentsia en citant un curé de village ? Mais aussi, pour ceux qui, tel Diderot qui lui emprunte une fois l’idée du tyrannicide, comment, avec une telle référence, éviter la chape de plomb de la censure absolutiste toujours prête à s’abattre sur leurs publications. Le siècle des Lumières n’était pas prêt à assumer les démonstrations radicales et subversives de Meslier.

Reste seul de cette période le portrait que désirait en retenir Voltaire, dans la publication délibérément mutilée et falsifiée qu’il en faisait en 1762, dans ce qu’il appelait un « abrégé » du « Testament » de Meslier. C’est un Meslier aseptisé, dulcifié, « voltairisé » en fait que l’on retrouve, une arme dans son combat idéologique de grand bourgeois déiste. Il ne retient pour son Extrait que la critique des erreurs des textes sacrés et de la morale du christianisme, à l’exclusion expresse des parties du Mémoire qui en constituent véritablement la spécificité : les démonstrations de son matérialisme athée et de son communisme révolutionnaire. Et encore opère-t-il des modifications de ce qu’il conserve, n’hésitant pas d’ailleurs à trahir la pensée profonde de Meslier pour le métamorphoser en déiste, concluant notamment son imposture en le faisant « supplier Dieu » qu’il rappelle les hommes « à la Religion Naturelle » ! Ainsi, connu principalement avant la Révolution au travers de la publication de Voltaire, Meslier en perdait toute sa force contestante et novatrice.

C’est seulement en 1864 que le texte complet du Mémoire sera publié, mais dans une diffusion extrêmement réduite et sans doute confinée aux seuls cercles de libres-penseurs, par le Hollandais Rudolf Charles, et dans la première moitié du XXe siècle, sa traduction intégrale en russe, dès 1924. En France, il faudra attendre l’ouvrage capital de Maurice Dommanget, en 1965, au titre évocateur : Le curé Meslier, athée, communiste et révolutionnaire sous Louis XIV, puis la remarquable édition critique en trois tomes, publiés de 1970 à 1972 aux éditions Anthropos, des Œuvres de Jean Meslier, animée par Roland Desné.

En ce début de XXIe siècle, l’intérêt pour Meslier semble cependant renaître. En témoignent les deux éditions intégrales du Mémoire en 2007, et les traductions du Mémoire, en anglais récemment, mais en japonais aussi, préalablement. Au théâtre et au cinéma aussi : deux pièces de théâtre en anglais et en français viennent de lui être consacrées ces toutes dernières années , et un long métrage grec de fiction Dimitris Kollatos également. Ce n’est vraiment pas trop tôt !

Loin des cercles où la pensée des Lumières se forme, hors des salons, de ces salons feutrés et distingués où se forme et fermente la pensée rationaliste française moderne, Meslier élabore sa conception radicalement nouvelle du monde et de la vie, et il l’élabore seul. Avec peu de livres (il cite par exemple avec enthousiasme Montaigne ; il analyse par le menu les ouvrages de Fénelon et de Malebranche, mais pas ceux de Descartes), dans l’univers clos de son presbytère au sein d’une campagne ployant sous les aléas des cycles saisonniers, le poids des droits féodaux et des guerres, cela n’est pas rien.

D’autant que le mesliérisme représente une rupture radicale non seulement avec la pensée religieuse médiévale mais avec le cartésianisme aussi, cette pensée du XVIIe siècle qui ouvrait la porte à la raison. Mais qui, en laissant à Dieu le domaine de l’âme pour réserver à l’homme celui du monde, nourrissait la contradiction en son sein, ouvrant cette porte sur un mur, celui où elle se fracassera.

Restait une alternative : ou rebrousser chemin, ou abattre le mur.

Les cartésiens chrétiens, tels Malebranche et Fénelon, emprunteront la première voie, celle de la régression. Ils s’ingénieront à utiliser la raison cartésienne pour « prouver » Dieu. Meslier, lui, bataillant pied à pied avec ces cartésiens, se met en devoir d’abattre le mur, et d’ouvrir l’horizon à un monde à la fois matériel et spirituel définitivement débarrassé de Dieu, qu’il va traquer jusque dans ses dernier retranchements, l’en expurger et l’éliminer.

Si Descartes, en opposition avec la pensée scolastique cléricale, constituait un moment important dans l’histoire de la pensée, il laissait subsister Dieu bien à son aise en séparant l’âme de la matière par un mur infranchissable, constitutif de son dualisme : la main gauche tendue vers le matérialisme, mais le pied droit chevillé dans l’idéalisme. Dieu n’expliquait déjà plus la matière, mais la matière n’expliquait toujours pas Dieu, qui subsistait encore. Ainsi, pour Descartes, l’âme est-elle distincte et séparée du corps : l’homme est constitué d’un corps matériel et d’une âme immatérielle indépendants l’un de l’autre… mais qui agissent l’un sur l’autre. Cette contradiction constitutive de la pensée de Descartes, non conçue et comme occultée par lui, ne pouvait durer. Le cartésianisme devait encore être dépassé sur la longue route qui menait de l’obscurantisme à la rationalité matérialiste.

Ce moment nouveau de l’histoire de la pensée, celui de la matière débarrassée de son interprétation idéaliste, affranchie de Dieu, indépendante de toute détermination autre qu’elle-même, Meslier le représente. La matière, démontre-t-il, « est d’elle-même ce qu’elle est », elle « a d’elle-même son mouvement ». Elle est incréée et s’explique par elle-même. L’âme aussi – c’est-à-dire pour Meslier la pensée, les sensations, les sentiments, les passions, etc. « n’est ni spirituelle ni immortelle, comme nos cartésiens l’entendent ». Elle ne peut pas l’être puisqu’elle agit sur le corps et que le corps agit sur elle. Elle est matérielle et, comme le corps, avec le corps, mortelle.

Premier matérialiste systématique et conséquent depuis l’Antiquité, Meslier est aussi à la fois le plus profond et le premier à unir le matérialisme à l’athéisme de la façon la plus incontestable qui soit.

Le cartésianisme est pour Meslier à la fois un tremplin et un repoussoir. Pour en finir avec le dualisme bloqué du cartésianisme, il puise sa conception matérialiste non dans la spéculation philosophique, mais dans la vie elle-même. Dans la vie des campagnes, celle de la paysannerie qui étale sa misère et crie vengeance. Dans l’expérience elle-même de cette classe de labeur. Il n’hésite pas par exemple à convoquer les distingués « Messieurs les cartésiens » à venir expliquer devant des paysans leur théorie barbare et inhumaine des « animaux-machines » par laquelle ils refusent aux animaux pensées et sentiments (réservés par Descartes et ses disciples, pour justifier Dieu et la croyance en lui, aux seules créatures humaines), pour que ces paysans, simples mais dont le « jugement est si bien fondé en cela sur la raison et sur l’expérience que l’on voit tous les jours », éclatent d’un grand rire irrévérencieux.

Face, cette fois, à l’oppression féodale bénie par l’Église, c’est encore à « un homme qui n’avait ni science ni étude mais qui, selon les apparences, ne manquait pas de bon sens » que Meslier se réfère pour énoncer sa fameuse tirade sur les tripes ecclésiastiques à l’usage des lanternes à aristocrates : « Il souhaitait que tous les grands de la terre et que tous les nobles fussent pendus et étranglés avec des boyaux de prêtres. » Un aphorisme auquel on réduit trop souvent Meslier : il écrit effectivement cela, mais bien plus que cela aussi, et l’arbre, pour qui veut la découvrir, ne doit cacher pas la forêt.

Car au-delà de cette symbolique image haute en couleur, la pensée de Meslier se veut universelle. Au service des paysans et des opprimés, pour eux et avec eux, seul et solitaire cependant, Meslier voudrait « faire entendre sa voix d’une extrémité de la terre à l’autre » pour y dénoncer à la fois l’imposture religieuse et la tyrannie des puissants. En profondeur comme en détail. À la fois leurs causes et leurs raisons, leurs conséquences et leurs manifestations. En théorie et en pratique. Et proposer sa réponse, universelle elle aussi : l’athéisme et la révolution.

Dans la conclusion de son Mémoire, il énonce son projet pratique, concret, militant d’action révolutionnaire : l’union des damnés de la terre, le renversement de l’oppression politique et religieuse, l’internationalisme des masses asservies, l’organisation clandestine de la révolution, la propagation de la conscience révolutionnaire dans les masses, la transformation de la guerre des nations en guerre des classe et, la grève générale révolutionnaire.

Et son projet révolutionnaire, tout aussi pratique, concret, militant de société égalitaire : l’instauration d’une sage autorité publique, la dictature sur les oppresseurs, l’établissement et le maintien de la liberté, l’exclusion des religions et des cultes, la suppression de tous privilèges de naissance et de statut, le partage en commun du travail, le partage en commun des richesses, l’éducation commune des enfants et la dissolubilité des mariages.

En cela, il est le premier penseur dans l’histoire des idées à réunir en une seule et même conception du monde et de la vie, l’athéisme, le matérialisme philosophique, l’égalitarisme communiste et le projet révolutionnaire de changer la société. Le premier athée à sortir l’athéisme de sa gangue élitiste, à le revendiquer comme pensée libératrice des masses. Il est le premier théoricien systématique de l’athéisme à se lancer dans une attaque aussi complète et radicale contre la religion, toutes les religions et toutes les superstitions, conçues comme autant d’impostures pour abuser le peuple. Le premier athée communiste – et donc le premier communiste athée – de l’histoire universelle de la pensée. Le premier philosophe, je le disais, à vouloir « transformer le monde ».

Premier penseur, encore, à concevoir la « dialectique historique » de la nécessité et de la liberté : que le monde s’explique par lui-même mais qu’il faut cependant le révolutionner. Alors que, au XVIIIe siècle, tous les autres penseurs du communisme ou de l’égalitarisme l’envisagent comme utopique, Meslier est bien le seul théoricien à vouloir fonder une société sans classes par l’action populaire des masses. L’unique penseur révolutionnaire en France avant la Révolution.

Même si sa pensée sociale est fruste et exclusivement agraire, il est le premier à considérer la religion comme le produit et la preuve de l’oppression et de l’exploitation. Le premier à voir dans la propriété privée la cause de l’inégalité et de la domination. Le premier à comprendre que toute la richesse vient du travail.

Pionnier de la libération de la femme, Meslier se prononce contre l’indissolubilité des mariages, parce que ses conséquences sont néfastes pour le couple aussi bien que pour les enfants et, de façon générale, pour les pauvres.

Sans être libertin (le libertinage est une pensée aristocratique et grande-bourgeoise aux XVIIe et XVIIIe siècles, or Meslier est tout sauf élitiste), il défend l’union libre et s’indigne que l’Église condamne ce qu’il appelle si joliment « ce doux et violent penchant de la nature ». Rare moment, notons-le, où il se laisse aller à une confidence au partage complice de laquelle il convie pudiquement ses lecteurs, Meslier écrit : « Sots aussi, à mon avis, sont ceux qui, par bigoterie et par superstition, n’oseraient goûter au moins quelques fois ce qu’il en est. »

Une œuvre d’une clarté limpide, traversée de part en part par l’ironie, un rire toujours présent, railleur, qui retentit sarcastique, sardonique face aux aberrations qu’il relève au détour de certains textes religieux, et lorsqu’il s’agit de ridiculiser les arguties, les élucubrations, les abracadabrances dans lesquelles pataugent les « christicoles » et autres « déicoles », ainsi qu’il les appellent, lorsque d’aventure ils défendent des conceptions indéfendables, assument des contradictions inassumables, tiennent des propos intenables pour tenter de démontrer un indémontrable Dieu. Un rire franc, salutaire. Le rire de celui qui sait que l’histoire, un jour, lui donnera raison.

Et pourquoi le XXIe siècle ne serait-il pas celui de Jean Meslier ?


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