Cyrano de Bergerac, libre penseur athée

Cyrano de Bergerac

Source : Will and Ariel Durant, L’aventure intellectuelle, trad. par Yvonne Rosso et Berthe Medici, Lausanne, Éditions Rencontre, 1964, vol. 25, t. 3, p. 224-225.


Pour la plupart d’entre nous, Cyrano de Bergerac [1619-1655], est l’amant travesti par Rostand et perdant d’une longueur toute course contre Vénus. Le Cyrano réel ne fut pas aussi frustré ; il joua gaiement avec la vie et l’amour et gaspilla son temps à cœur joie. Après avoir joui de l’instruction habituelle d’un jeune noble, il assista régulièrement avec Molière aux conférences de Pierre Gassendi*, l’aimable prêtre qui aimait Épicure le matérialiste et Lucrèce l’athée. Cyrano devint un esprit particulièrement fort, un libertin aux deux sens du mot, autrement dit un libre penseur et un bon vivant. À Paris, il se joignit à un groupe de fêtards sacrilèges se fit une réputation de duelliste, servit dans l’armée, fut rendu pour un temps impropre au service par ses blessures, et se retira de la poursuite active de Vénus pour s’adonner à la philosophie. Il écrivit la première pièce philosophique française et ouvrit la voie à Swift en se moquant de l’humanité au moyen de voyages dans des parties peu fréquentées du cosmos. Il raillait le vénérable saint Augustin, ce grand personnage qui nous assure, bien que son esprit ait été illuminé par le Saint-Esprit, que de son temps la terre était aussi plate qu’un fourneau et qu’elle flottait sur l’eau comme la moitié d’une orange ?.

Cyrano essaya sa plume dans presque toutes les formes littéraires, rarement avec sérieux, mais il trouvait généralement la corde sensible. Sa comédie Le Pédant joué sembla à Molière assez bonne pour qu’il en chipât une scène ou deux. Sa tragédie, La Mort d’Agrippine, fut représentée une fois en 1640, mais les autorités l’interdirent immédiatement et elle dut attendre jusqu’en 1690 pour remonter sur les planches. Mais elle fut publiée en 1654 et bientôt les jeunes gens déchaînés de Paris clamaient les vers athées de son Séjan :

Que sont-ils donc ces dieux ? Des enfants de l’effroi ;
Des beaux riens qu’on adore et sans savoir pourquoi…
Des dieux que l’homme fait, et qui n’ont pas fait l’homme.

et ceux sur l’immortalité :

Une heure après la mort notre âme évanouie
Sera ce qu’elle était une heure avant la vie.

Peu après la publication de cette pièce, Cyrano reçut sur la tête une poutre tombée d’un toi et il mourut du choc à trente-six ans**.


* Chanoine de l’Église catholique qui tente de concilier l’atomisme épicurien avec le christianisme. Cyrano a été son disciple.

** On ignore s’il s’agit d’une tentative de meurtre ou d’un accident.


Épilogue

Il est vrai que Cyrano possédait un grand nez et qu’il en était fier. C’était aussi un poète populaire et une fine lame.

Ce libre penseur, contemporain de Boileau et Molière, a laissé à sa mort une pièce comique de science-fiction dans laquelle il est dit que l’hypothèse d’un Dieu est superflue, puisque le monde est une machine autopropulsée et se perpétuant d’elle-même. Dans cette fantasmagorie, le célibat et la chasteté sont condamnés ; le suicide, la crémation et les grands nez sont loués.

« Cyrano, décrit par maints auteurs comme homosexuel, devient probablement, vers 1640, l’amant de l’écrivain et musicien D’Assoucy, avant de rompre brutalement en 1650. » (Wikipédia)

Selon le certificat de décès délivré par le curé de la paroisse, il meurt chrétiennement. Il fut enterré dans l’église de Sannois le lendemain. Étonnant destin pour un libre penseur…


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