Le Québec, un État laïque

Le Québec projette de se déclarer État laïque

David Rand
porte-parole, Association International de Libre Pensée
président, Libres penseurs athées –- Atheist Freethinkers (Canada)

Ce discours a été prononcé au 3e Congrès de l’Association Internationale de Libre Pensée (AILP) tenu à Concepción, Chili, les 8-10 novembre 2013.

Nous avons une nouvelle majeure du Canada. La province de Québec propose de déclarer qu’elle est officiellement laïque.

En septembre 2013, le gouvernement du Québec a annoncé son intention d’adopter, dans un proche avenir, une « Charte de valeurs québécoises ». La Charte proposée déclarerait formellement la séparation entre religion et État, la neutralité religieuse de l’État, ainsi que la nature laïque de ses institutions. Elle imposerait aux fonctionnaires publics un devoir de réserve et de neutralité religieuse. Elle interdirait les symboles religieux ostentatoires dans la fonction publique. Elle réaffirmerait l’égalité femme-homme. Et elle établirait des balises claires pour encadrer les accommodements dits « raisonnables » qui, dans le passé, ont eu comme résultat d’accorder certains privilèges à plusieurs groupes religieux. Toutes ces mesures ont pour effet de formaliser la nature laïque de l’État et d’assurer l’indépendance et l’autonomie de cet État par rapport à la religion.

Ainsi, la Charte prône la laïcité et la neutralité religieuse en s’inspirant de principes républicains et féministes, tandis qu’elle constitue une barrière contre le privilège religieux et l’intégrisme. Il s’agit d’une mesure préventive nécessaire afin d’empêcher que les intégristes s’infiltrent davantage dans les institutions d’État et que des privilèges indus ne soient pas accordés à des croyances particulières.

Le gouvernement a fait savoir récemment son intention probable de renforcer certaines dispositions de la Charte, en supprimant la possibilité de renouveler les exemptions pour que celles-ci soient temporaires seulement, et en délogeant enfin le crucifix qui trône toujours au mur de l’Assemblée nationale.

Étant donné que le gouvernement actuel mené par le Parti québécois (PQ) est minoritaire, son succès n’est pas garanti. Il aura besoin de l’appui d’autres partis dans la législature afin de faire adopter la Charte.

La Charte proposée est très controversée, l’opposition et l’appui étant tous les deux bien forts à l’intérieur du Québec. Des accusations gratuites d’intolérance, de xénophobie et même de racisme fusent de cette opposition souvent malhonnête.

L’idéologie du multiculturalisme, qui valorise l’appartenance ethnique et religieuse au-dessus de principes humains universels, est un élément privilégié dans l’opposition à la Charte. En fait, la Charte proposée protégerait la liberté de conscience – protégeant ainsi à la fois la liberté de religion et le droit d’être libéré de la religion – en garantissant la neutralité religieuse de la fonction publique et un État indépendant d’influence religieuse. Si la Charte est effectivement « contre » quoique ce soit, elle se dresse contre les privilèges et l’intégrisme religieux.

Mais les intégristes religieux – en particulier les islamistes fondamentalistes – jouent la victime, prétextant que la Charte brimerait leur liberté de religion. Ils se servent du langage des « droits humains » dans le but de lutter contre les droits humains, en revendiquant pour les musulmanes le « droit » de porter le voile même lorsque celles-ci sont au travail dans la fonction publique. De plus, ils brouillent délibérément la démarcation entre religion et ethnicité afin de pouvoir accuser la Charte proposée – ainsi que ceux et celles qui l’appuient – d’« islamophobie » et de « racisme » comme si la résistance à l’intégrisme religieux était équivalente à la discrimination raciale.

Malheureusement, bon nombre de gens sont tombés dans ce piège idéologique ainsi tendu par les islamistes, amenés par leurs arguments fallacieux et mensongers à s’opposer à la Charte proposée. Les plus virulents opposants reprennent les accusations gratuites de racisme et de xénophobie. Beaucoup condamnent vertement le code vestimentaire comme une grave atteinte à la liberté de religion, mais ils « oublient » souvent de rappeler que ce code ne s’appliquerait qu’aux fonctionnaires, et seulement durant leurs heures de travail. Toujours fidèles à la mentalité multiculturaliste, ils accordent à la liberté de religion un statut absolu, plus importante que tout autre droit ou principe avec lequel elle serait incompatible.

L’opposition à la Charte est particulièrement virulente au Canada en dehors du Québec, là où le multiculturalisme est plus populaire – voire sacré – et la laïcité est beaucoup moins appréciée qu’au Québec. Il est aussi important de rappeler que le Parti Québécois qui détient le pouvoir gouvernemental au Québec actuellement (bien que son gouvernement soit minoritaire) est souverainiste, c’est-à-dire qu’il prône l’indépendance du Québec. Cette prise de position augmente énormément l’opposition des Canadiens en dehors du Québec car beaucoup d’entre eux sont apparemment incapables de discernement dans le dossier de la Charte, car aveuglés par leur antipathie au gouvernement qui en est l’auteur. (Pourtant, les deux questions ne sont pas liées ; plusieurs souverainistes célèbres s’opposent à la Charte proposée, tandis que bon nombre d’anti-souverainistes l’appuient.) Même certaines associations prétendument laïques au Canada hors-Québec se sont honteusement déclarées contre la Charte.

L’aspect le plus controversé est sans aucun doute la prohibition du porte de signes religieux par les fonctionnaires d’État en service. Sciemment ou non, les opposants de cette interdiction donnent leur aval à une discrimination en faveur des employés de l’État croyants contre les incroyants, soit celle de se soustraire à tout code vestimentaire pour leur permettre de porter n’importe quoi, à condition que ce n’importe quoi soit un objet ou un vêtement qu’ils qualifient eux-mêmes de religieux. Accorder ainsi un statut prioritaire à la liberté de porter des signes religieux en dépit d’une règle générale mine la liberté de conscience.

Les opposants à la Charte proposée tentent souvent de légitimer leur opposition en invoquant la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU, en particulier son Article 18 qui déclare que :

« Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites. »

Ils soulignent que la Charte québécoise serait incompatible avec « la liberté de manifester sa religion […] en public » tel que stipulée par cet Article 18. Toutefois, ils omettent de mentionner que l’Article 29 (2) de cette même Déclaration stipule que :

« Dans l’exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés, chacun n’est soumis qu’aux limitations établies par la loi exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique. »

La prohibition du port des signes religieux par les fonctionnaires au travail, telle que proposée, constitue une modeste contrainte sur la liberté d’expression et répond pleinement aux critères d’une limite justifiable telle que décrite dans l’article ci-dessus. Il convient également de souligner que la plupart des autres droits mentionnés dans d’autres articles de cette Déclaration – tels que l’égalité femmes-hommes, l’absence de traitements cruels, le droit de circuler librement, le mariage consensuel, le droit à l’éducation, etc. – sont systématiquement bafoués par les mêmes intégristes qui se plaignent le plus fort que la Charte serait une menace pour leurs droits. Même leur préféré, l’Article 18, affirme la liberté de changer de religion, c’est-à-dire d’apostasier, mais cette liberté est expressément refusée par les fondamentalistes islamiques.

Pour les agents de l’État ayant une autorité importante – policiers, juges, enseignants – la prohibition des signes religieux est d’une importance et d’une urgence capitales. De plus, en imposant la neutralité religieuse partout dans la fonction publique, l’État prévient le prosélytisme implicite et non verbal qui est la conséquence inévitable de symboles religieux bien visibles, l’intimidation potentielle que peuvent générer ces symboles envers certains usagers des services de l’État, ou encore l’endoctrinement des segments plus vulnérables de certains groupes de clients, tels que les patients ou les enfants. Le gain pour l’ensemble de la population est considérable, et le sacrifice exigé de la part des employés relativement bénin.

Un Rassemblement pour la laïcité s’est formé récemment et réussit à rallier un appui grandissant de plusieurs secteurs de la société québécoise. Ce Rassemblement comprend une considérable diversité de participants : des associations laïques bien sûr, des syndicats, des associations d’immigrants, des féministes, des lesbiennes et des gais, des athées, des humanistes, etc. L’énoncé de principes du Rassemblement a attiré des dizaines de milliers de signataires en appui à la laïcité et à l’adoption d’une charte. Le 26 octobre dernier, quelques vingt mille individus ont bravé le froid et la pluie dans une manifestation pour la laïcité dans les rues de Montréal.

Pendant ce temps, en Turquie, l’horloge est refoulé 90 années, le voile islamique étant désormais autorisé dans la fonction publique et dans la législature turques. Les mesures laïques accomplies sous Mustafa Kemal Atatürk sont de plus en plus érodées par l’actuel gouvernement islamiste.

Mais le Québec, par contre, souhaite progresser. La Charte proposée est la prochaine étape naturelle du processus de laïcisation qui a débuté il y a maintenant un demi-siècle et qui correspond à ce que l’on appelle couramment sa « révolution tranquille ». Si la Charte n’est pas adoptée, cet échec sera tragique, une occasion historique ratée. Mais si elle est adoptée, le Québec deviendra un phare de la laïcité, à l’avant-garde des juridictions du monde entier en matière de protection de la liberté de religion et du droit d’être libéré de la religion en même temps. En outre, les principes laïques explicités dans la Charte faciliteront grandement l’élimination des privilèges et avantages fiscaux dont bénéficient encore les institutions religieuses, accélérant ainsi l’achèvement de la laïcisation du Québec.

Références


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